Noir. Noir. NOIR. Explosion sourde. Il y en a partout, à tel point que je ne distingue que ça. Je me retourne dans mon épais cocon, le sourire aux lèvres. Je me sens bien là-dedans, cela a toujours été ma maison, le seul et unique endroit que je connaisse. Le liquide épais et visqueux dans lequel je me baigne toute la journée est confortable, et me procure la chaleur dont j’ai besoin pour survivre. Et puis, il y a cette voix. Je l’entends me parler presque toute la journée, il m’arrive de me dire que c’est ma maison qui me parle. Ma maison est donc très gentille. Douce et chaleureuse à la fois, elle me rassure lorsque je commence à m’agiter et me chante des berceuses lorsque je ne parviens pas à m’endormir. Dans ma maison, c’est vraiment le paradis. Sauf que, il faut toujours un mais aux bonnes histoires. Celle-ci ne fait pas exception. Ce mais si peu convoité, le voici : au terme de nombreuses semaines à habiter seule dans ma maison, une explosion de couleurs viens me titiller le coin de l’œil. Puis, c’est au tour de voix plus fortes les unes que les autres, de venir perturber mon existence pourtant si paisible jusque là. C’est alors que l’on me sort complètement de chez moi ; on est venu me kidnapper par la force. Je me fais littéralement agressée par un flot perpétuel de lumière et de couleurs. Mes yeux me piquent et je ne vois plus que des tâches difformes. La vie en dehors de chez moi n’est fait que des formes indéfinies qui me donnent le tournis. Je veux retourner à la noirceur de mon cocon. Le brouhaha incessant de mes kidnappeurs manque de peu de me percer les tympans, chez moi, les voix de l’extérieur étaient atténuées. Je me sentais bien. Vraiment bien. Là, s’en est trop. Il faut que je fasse savoir mon mécontentement. Sauf que je ne sais pas comment leur dire, ils ne parlent pas la même langue que moi. Sans plus attendre, je fais ce que tout le monde aurait fait à ma place : je hurle de toutes mes forces.

Trois ans. Trois ans que je suis sur Terre. Je commence un peu à m’habituer à cette nouvelle vie. Je comprends un peu mieux tout ce qu’il se passe autour de moi. Je commence même à savoir dire quelques mots dans la langue de ces inconnus. J’arrive même à faire quelques gestes comme eux, je commence à me déplacer comme une vraie humaine. Pourtant, tout reste très différent de la vie dans ma première maison. Papa est très fière, je le vois dans ses yeux lorsqu’il me regarde et qu’il me sourit. C’est d’ailleurs une fois qu’il faisait l’un de ses plus beaux sourires – celui qui lui donne l’air de quelqu’un pas plus vieux que moi, un sourire de bébé comme dit maman -, qu’il m’annonce l’une des choses la plus fabuleuse de toute ma vie ; nous allons à un cours de danse ! Il m’explique ce que c’est et me montre des cassettes – j’ai dû regarder Casse-Noisette en boucle pendant trois mois après ça. J’ai à peine fini de regarder le film qu’il me montre, qu’il est déjà l’heure de partir. Une fois là-bas, j’essaye de faire comme les autres filles. Mais elles sont beaucoup plus grandes que moi et font ça depuis plus longtemps que moi. Presque à chaque fois que j’essaye de les imiter, je me casse la figure. Alors que je reviens vers papa, les yeux tout gonflés parce que j’ai pleuré ; il me prend dans ses bras. Il me sert dans ses bras et me murmure une phrase à l’oreille dont je me souviendrais toute ma vie. « Un jour tu seras une grande championne et tu danseras mieux que quiconque. Ne te laisse pas marcher sur les pieds et tout ira bien. »

« Ecoute Mandy… » Je sers les dents. Je suis soudainement plus tendue. Je déteste que l’on m’appelle Mandy. Moi, c’est Aphrodite. Tout le monde m’appelle Aphrodite, papa le premier. Il dit que cela me va bien, parce que je suis une déesse, comme la personne de qui vient mon prénom. Enfin, tout le monde m’appelle Aphrodite sauf madame McKenzy, ma maitresse d’école primaire, elle n’a pas dû comprendre le principe que je suis une déesse. Mais là, c’est maman en face de moi. Je ne peux rien dire. Après tout, c’est elle qui a choisi mon prénom, donc elle, elle l’aime bien. Je me contente d’attendre qu’elle se remette à parler. « Tu sais, quand tu avais demandé après une petite sœur ? Et qu’on t’en avait promis que tu en aurais une, papa et moi ? » J’hoche la tête, guère convaincue. Je ne me rappelle pas d’avoir demandé après une petite sœur. D’ailleurs, je ne me rappelle de rien. La seule chose dont je me rappelle, c’est mon amie Tess m’a invité à une pyjama party et que je dois demander l’autorisation pour y aller. Peut-être que je pourrais demander maintenant ? « Nous t’avons menti. » La voix de maman tremblote. Je me demande pourquoi elle a peur de me dire qu’elle a menti. Moi, je fais ça tout le temps. Il m’arrive de dire que Tess m’a invitée chez elle pour faire un exposé, juste pour pouvoir rejoindre Kevin au parc. Je ne l’ai toujours pas dit à papa et maman, et ils ne le sauront jamais. « Ton père ne pourra plus jamais me faire d’enfants. » Je secoue la tête, pensivement. C’est plus par réflexe que pour autre chose. Il faut que je demande à maman pour aller chez Tess. Plus vite je lui demanderais et plus vite je pourrais y aller. J’aimerais bien l’aider à préparer la chambre où l’on va dormir. « Ton père est mort. » Maman me regarde, la mort dans l’âme. Je ne sais pas ce qu’elle a dit, je ne l’ai pas écouté. Je suis bien trop perdue dans mes pensées pour ça. Je lui sors alors, le plus naturellement du monde, sans aucune compassion dans le regard pour l’air triste qu’elle peut avoir : « Alors maman, tu croix que je peux aller faire une pyjama party chez Tess, ce soir ? » Maman s’effondre. Elle tombe à genoux et se prend la tête dans les mains. Elle commence à partir en sanglots, je ne comprends pas pourquoi.

Je suis au milieu des cartons. Je m’amuse à me cacher dedans. Maman n’est pas contente, elle dit que je ne l’aide pas beaucoup. Je ne comprends même pas pourquoi on doit mettre nos affaires dans des cartons tout moches. En plus, cela rend la maison toute moche. On dirait qu’on va bouger. Mais pour aller où ? En tout cas, une chose est sûre, c’est qu’on reviendra. Impossible que nous partions pour toujours, j’ai trop de souvenirs dans cette maison et je sais que maman aussi, puisqu’elle commence à pleurer dès qu’elle entre dans une pièce et qu’elle voit le moindre objet. Je crois que cela à un liens avec le fait que papa n’est pas revenu depuis déjà plusieurs semaines. En fait, je n’en sais rien. Je sors du carton dans lequel je me suis cachée et m’approche de maman. En me voyant, elle fond en larmes et me prend dans ses bras. Je crois que moi aussi je lui rappelle papa. J’espère juste qu’elle ne va pas me laisser ici quand elle va partir. « Dis maman, on va où ? » Elle me lâche et me repousse un peu. Je me mords la lèvre inférieure, j’ai peur d’avoir dit quelque chose qu’il ne fallait papa. Mais maman semble réfléchir. Elle n’a pas l’air fachée, au contraire, juste pensive. Elle n’a plus l’air malheureuse du tout. Alors au bout d’un moment, elle se retourne vers moi et me dit, l’air toujours aussi pensif : « Loin. Très loin d’ici. »

« Allez maman, dis moi où il est papa ! » J’attrape la jupe de maman et tire dessus. Elle se retourne d’un coup et me regarde avec une pointe d’énervement dans le regard. Elle n’aime pas que je tire sur sa jupe. Elle n’aime pas que je parle de papa non plus, elle dit que cela lui fait trop mal au cœur. Un jour, elle m’a dit qu’elle était brisée en mille morceaux à l’intérieure, depuis qu’on ne voit plus papa. Mais je sais qu’elle ment ; parce que quand elle est avec sa copine April, elle n’a pas l’air d’avoir si mal que ça. Et puis, quand je le secoue comme maintenant, je n’entends pas le bruit de son cœur brisé à l’intérieur, ce qui veut bien dire qu’il est toujours entier et qu’il n’a pas besoin d’être réparé. « Allez maman, réponds moi ! » Elle n’a pas l’air de vouloir répondre, alors je la secoue un peu plus fort. Cela la fait à peine bouger. Mais quand elle me regarde, je vois bien que son visage a viré au rouge. On dirait vraiment une tomate. Je mets ma main devant ma bouche et me mets à rigoler à cette idée. C’est qu’elle serait drole maman, avec une tomate sur la tête ! Bien vite, je reprends mon sérieux. Si elle voit que je me distrais, elle va faire en sorte de ne pas répondre à la question. Je le sais parce que ce n’est pas la première fois que je pose cette question. Après tout, ce n’est pas ma faute si j’oublie à chaque fois la réponse. « Je te l’ai déjà dit. » finit-elle par soupirer. C’est bon, j’ai gagné ! Elle va enfin me raconter ce que je veux savoir. Ce n’est pas trop tôt, encore un peu et j’oubliais ce que je lui avais demandé. Peut-être que c’est ça le problème en fait ? « Il est au ciel, à côté du petit Jésus. Il te regarde et veille sur toi. » Je ne fais pas attention à la larme qui menace de se mettre à rouler le long de sa joue. Je suis bien trop indignée pour ça. Maman me raconte des bêtises ! J’en suis convaincue. Je me dois de la corriger, je ne peux pas la laisser dans l’ignorance. C’est elle-même qui m’a dit que le savoir était la porte de la vie. Alors, peut-être que si elle ne sait pas bien les choses, elle va mourir plus vite et je n’en ai pas envie. Je ne veux pas me retrouver toute seule. « Mais, je t’ai déjà dit que le petit Jésus, il est pas petit ! » Non non, vraiment, je ne comprends pas pourquoi je ne me rappelle jamais de sa réponse.

L’anniversaire de Tess. Ce matin, j’ai été faire une teinture pour la surprendre, dire de lui faire une surprise. Adieu le brun, bonjour le rouge ! Lorsque je suis arrivée chez ma meilleure amie, son premier réflexe a été de m’appeler Ariel. Ce surnom est resté depuis. Nous ne nous sommes pas attardés sur ma nouvelle couleur de cheveux, il faut que nous allons à l’endroit qu’elle a choisi pour fêter son anniversaire. Mais pourquoi a-t-elle décidé de faire ça dans un vieux bar tout dégueulasse ? Décidément, je ne la comprends pas. C’est la première fois que je n’arrive pas à la comprendre. Elle a une villa en pleine campagne dans laquelle il n’y a personne et où nous aurions pût aller, et voilà qu’elle nous amène dans un vieux bar crado en plein milieu de la ville. Tous les amis les plus proches de Tess sont assis à la même table tandis que les autres sont un peu partout dans le bar. Je suis assise juste à côté de Tess. Elle a sa main posée sur ma cuisse. Nous partageons la même bouteille. Je ressens une sorte de chaleur dans le ventre, je ne comprends pas d’où elle vient, peut-être est-ce l’alcool ? « A toi Aphrodite. » Je lève un sourcil, de la façon dont tous les gars du lycée aiment bien. Je me tourne vers Tess. Nous jouons à un cap ou pas cap dans une version un peu plus adulte. Je ne sais pas ce que l’on va me demander, au fond de moi j’ai un peu peur, tout le monde à toujours fait ce qu’on leur demandait jusque là. J’espère que l’on ne va pas me demander de faire quelque chose de trop dégueulasse. « Qui me le fait ? » Je recommence à boire. Peut-être que si j’arrive à être bourrée au moment où l’on me demandera de faire quelque chose, je serais un peu plus cap de le faire. « Moi ! » Je me retourne vers la fille qui vient de crier. Ah merde, je ne l’aime pas cette connasse. Elle a le visage tout rouge, elle doit déjà avoir bien bût. Les sentiments sont amplifiés quand on boit à ce qu’il paraît. Par conséquent, devrais-je craindre le fait que je sais qu’elle me déteste ? Oui, sûrement. « Vas-y, balance ton truc de tafiole. » Je lui adresse un clin d’œil avant de partir dans un léger rire. Je commence déjà à être un peu pompette. Je reprends la bouteille et bois un peu plus. J’ai l’impression que ma gorge s’enflamme à chaque gorgée et je sens une énergie nouvelle montée en moi. En plus de ça, ma tête commence à tournée. C’est ça, être bourrée ? « Je te mets au défi d’aller dépuceler ce gros lard là-bas. » Elle désigne le barman de l’index. Ce gars est vraiment obèse. Et les tâches de sueur et de gras que j’aperçois d’ici ne me donnent vraiment pas envie de faire ce que l’on me demande. J’entends la voix de Tess, elle proteste à ma place. « Non ! On avait dit pas de trucs trop dégueulasses ! On t’a juste demandé de dire si t’avais déjà baisé, alors pourquoi tu demandes ça à Aphrodite ! » Les deux commencent à s’engueuler. Je me retourne vers elles et me lève. La main de Tess, jusqu’alors posée sur ma cuisse, tombe violemment sur la banquette rouge sur laquelle nous étions assise. « Cap ! » Tess me regarde bizarrement tandis que la fille que je n’aime pas, se met à partir dans un petit rire sadique. Lorsque je passe devant elle, elle me donne une petite tape sur les fesses, comme pour me donner du courage. La voix de Tess monte derrière moi. « Mandy ! PUTAIN ! T’es pas obligée de faire ça ! Reviens MERDE ! Virginie, espèce de pétasse, dégage de ma fête d’anniversaire. Vas-y, fous le camp ! » Mandy. Ce nom revient toujours quand je me fais engueuler ou que les gens veulent me faire réagir. Cette fois, ça ne marche pas, je n’y fais pas attention, en fait, je n’écoute qu’à moitié la voix de Tess. Je me rapproche du bar et m’y accoude, juste en face du barman.

« Je te jure, c’était vraiment écœurant. On entendait ce mec prendre son pied jusqu’à la table. » J’ai la tête qui tourne, je ne me sens vraiment pas bien. L’anniversaire de Tess vient de se terminer et celle-ci vient de me ramener chez moi. C’est limite si elle n’a pas dû me ramasser à la petite cuillère. Maintenant, je sais ce que c’est d’être bourrée en long, en large et en travers. « Donc, t'y voilà ma coquotte, tu as perdu ta virginité à cause d’un pari débile. » Je suis peut-être bourrée et pas dans mon assiette, mais je sais quand même qu’il y a des choses desquelles on n’a pas le droit de parler sous mon toit. Ce genre de choses en fait partie. « Chut ! Il y a ma mère en bas, il ne faudrait pas qu’elle t’entende. » J’ai vraiment mal à la tête. Tess me regarde avec une drôle de tête. Quelque chose ne va pas ? Enfin, mis-à part le fait que je sois dépucelée ? « On est chez moi ici, Aphrodite. Et il n’y a personne. On peut parler comme on veut. » Je me retourne et regarde les murs. Effectivement, nous sommes dans la chambre de Tess. Mais comment a-t-elle fait pour me ramener là ? Il y a trois étages à monter pour venir ici et je sais bien que ce n’est certainement pas moi qui suis montée jusque là. Ma tête tourne de plus en plus, je crois que je vais vomir.

L’anniversaire de Tess était il y a une semaine. Je ne suis pas rentrée chez moi depuis, et j’ai oublié de prévenir ma mère que Tess m’a invité à rester dormir là-bas pendant une semaine. La connaissant, elle a dû être morte de trouille, puis voyant, que je ne répondais pas, elle a dû appeler Tess qui lui a expliqué que j’étais chez elle. Ma mère risque d’être furieuse. Là, je suis devant la porte de la maison, c’est la première fois que Kevin me ramène chez moi, comme ça. Cela me fait bizarre. Il me tient la main. La peau me brûle à l’endroit où ses doigts entrent en contact avec les miens. La sensation est agréable, mais en même temps, je ressens une sorte de douleur dans la poitrine. Un peu comme un avertissement qui me fait comprendre que je ne devrais pas faire ça. Mais je m’en fiche. Il sert ma main plus fort entre ses doigts et mon cœur se met à bondir dans ma poitrine. Cela fait un mal de chien, mais en même temps, ça me comble de bonheur. J’ai temps de pensées contradictoires que je préfère ne plus réfléchir à ce que je ressens. Kevin est mon meilleur ami, c’est tout. Il me fait tourner vers lui et me prend l’autre main. Mon cœur prend un rythme saccadé et s’autorise même quelques ratés. Mon meilleur ami, rien d’autre ? Il s’approche de moi et j’avance doucement la tête. Je ne sais plus ce que je fais. Lui non plus apparemment. Tout à l’heure, il affirmait que nous serions meilleurs amis pour la vie, et là, il ferme les yeux pour se pencher vers moi. J’en reste pétrifiée. C’est seulement lorsque ses lèvres entrent en contact avec les miennes que je me rends compte de ce que nous sommes en train de faire. Je me recule d’un seul coup et Kevin me lance un regard sévère. « Mandy, mais qu’est-ce qui te prend ? » Je fronce les sourcils mais ne relève pas. Kevin est le mieux placé pour savoir que je déteste que l’on m’appelle Mandy. S’il m’a appelé par mon premier prénom, c’est uniquement pour me faire réagir, je le sais. « Nous… Nous ne pouvons pas faire ça. » Je me détourne pour me mettre face à la porte tandis que je sors mes clés de ma poche. Derrière moi, Kevin s’agite. Je le sens se trémousser sur place. Il n’aime pas rester à rien faire lorsque des filles le font passer pour un con, à le jeter. Cette fois, c’est à mon tour de le savoir mieux que personne. Il va s’énerver, j’en suis sûre. « Mais putain, Mandy ! Tu le voulais autant que moi ! » Je préfère ne même pas répondre. Je tourne la clé dans la serrure et j’entre dans la maison. Je ferme la porte derrière moi sans dire au revoir à Kevin. Je ne sais pas très bien moi-même ce que je veux réellement. Il faut peut-être que j’y réfléchisse ? Ma mère ne m’en laisse pas le temps. La voilà qui débarque de la cuisine, elle a dû tout voir par la fenêtre. Ça va doublement chauffer pour moi. « Mandy ! C’est qui ce mec ? Tu devais être chez Tess et voilà que je te retrouve en train de te faire tripotter ! » Ma mère ne connait pas l’existence de Kevin. Aucun de mes deux parents n’avaient jamais sût qu’il existait. Et pourtant, je le connaissais depuis mes cinq ans. Je sers les dents. Ce n’est pas maintenant qu’elle va commencer à se soucier des personnes que je fréquente alors qu’elle m’autorise à sortir en plein milieu de la nuit, quand même ? Je commence à monter les escaliers sans même daigner lui accorder un regard. Ma mère commence à s’énerver. « Mandy, reste là merde ! » Je ne l’écoute pas et je continue de monter les escaliers. Je sais qu’elle ne me suivra pas. Elle n’a jamais osé me crier dessus depuis la mort de mon père, elle va vite s’en vouloir de l’avoir fait aujourd’hui. Après tout, tout ça est dans l’ordre des choses. J’ai seize ans et je commence à fréquenter des garçons, c’est tout à fait normal. Je dois appeler Tess pour lui raconter tout ça, je ne me sens pas bien. A peine ai-je fermé la porte derrière moi que je commence à composer son numéro. Son téléphone sonne quelques instants avant que Tess le décroche. Sauf que ce n’est pas la voix de Tess que j’ai entendu. « Ah… Allô ? Vous… vous connaissez une fille aux cheveux bruns… et ayant l’air… d’avoir à peu près… seize… seize ans ? » Je fronce les sourcils. Cette voix ne me laisse présager rien de bon. Tess m’aurait dit si elle avait changé de numéro de portable. Je l’ai vu le matin même, juste avant qu’elle ne prenne la voiture pour aller en boite. Attendez. La voiture ? Non ? Je reste un instant paralysée, mes genoux se mettent à trembler et je dois me retenir pour ne pas trop bégayer lorsque je réponds. « Ou… Oui. C’est ma meilleure amie. Qu’est-ce… Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » En vérité, je n’ai pas vraiment envie d’entendre la réponse. Tess est ma meilleure amie, la seule à qui je peux tout dire et donner ma confiance à l’aveuglette. Je ne m’en remettrais jamais s’il lui était arrivé quelque chose. « Elle… Elle vient d’avoir un accident de voiture. Je… Je viens d’appeler les urgences. Vous… Vous n’auriez pas un moyen de… de contacter sa… sa famille ? Je… Je ne trouve pas ses parents dans… dans le répertoire. » Je déglutis. Non, pas Tess. Merde. Une larme commence à rouler sur ma joue. Puis une autre. Et enfin, des dizaines de larmes commencent à ruisseler sur mon visage. Mes lèvres commencent à avoir un goût salé. Non, pas Tess. « Je… Je les contacte tout de suite. Me… Merci. » Je raccroche. J’ai du mal à composer le numéro des parents de Tess. La nervosité sûrement. J’ai peur.

Je pousse la porte de la chambre légèrement avant de me retourner vers la mère de Tess qui m’encourage à entrer d’un signe de temps. Je me retourne, sers le bouquet un peu plus fort dans mes mains, derrière mon dos. A la vue de ma meilleure amie, dans un fauteuil roulant près de la fenêtre, j’ai les larmes qui me montent aux yeux. Je me mors la lèvre inférieure pour m’empêcher de pleurer. Juste attend. Tess fait tourner son fauteuil dans notre direction. J’ai du mal à sourire, la mère de Tess me donne un petit coup dans le dos pour me rappeler d’avoir l’air heureuse. Elle m’a expliqué avant de venir ici qu’elle ne voulait pas que je déprime ma meilleure amie plus qu’elle ne l’était déjà. Je souris donc, d’un sourire peu convainquant certes, mais je souris. Tess me sourit en retour. Sauf que elle, c’est un véritable sourire qu’elle m’adresse. Je crois qu’elle est contente de me voir. J’ai quand même mis près de deux semaines avant de me décider à venir la voir. Avant, je n’étais pas prête à la voir comme ça, alors je lui envoyais des lettres. Ce n’est pas pareil que de venir la voir, mais au moins, elle pouvait savoir à qu’elle point je pensais à elle. Elle m’a même répondu, me disant que si elle était à ma place et moi à la sienne - ce qui m’avait valut de nombreux frissons dans le dos -, elle aurait mis du temps aussi avant de parvenir à me rendre visite. J’entends la porte claqué derrière moi. En me retournant, je m’aperçois que la mère de ma meilleure amie est partie, dire de nous laisser seules, sûrement. Je me retourne alors vers Tess, et sans pouvoir retenir une larme de joie de la voir vivante, je me précipite vers elle pour venir l’enlacer. Après plusieurs minutes passaient ainsi, je me recule et la regarde droit dans les yeux. « Qu’est-ce que tu m’as manqué ! »

Cet échange inter-scolaire est débile. Si au moins il y avait eu Tess pour qu’on rigole de ces morveux qui débarquent dans notre lycée, cela aurait eu quelque chose de bénéfique. Mais ma meilleure amie ne peut plus revenir dans ce lycée, il n’y a pas d’accès pour handicapés et je dois donc attendre le week-end pour lui parler. Je soupire. Je ne vois pas à quoi cela sert que ces personnes d’école publique débarque dans notre école privée et que nous, nous devons aller leur rendre visite par la suite. Je me ferais portée malade lorsque ce sera notre tour. De toute façon, tout le monde ici sait que c’est notre école qui a les meilleurs professeurs, pas besoin d’un échange pour vérifier. Comme à mon habitude, je participe bien au cours d’histoire. Surtout que cette fois, nous parlons des habits des personnes au moyen-âge. Voulant devenir styliste, ce sujet m’intéresse plutôt pas mal. Je manie assez bien mes connaissances pour répondre à un maximum de questions. Ici, tout le monde participe plus ou moins. Je participe beaucoup, mais je participe quand même moins que la moyenne. Je ne veux pas passer pour une intellectuelle, car je ne le suis pas. Je n’ai pas envie de me faire détester par l’ensemble du lycée non plus. Alors que nous changeons de sujet pour nous intéresser aux aliments qu’ils mangeaient à l’époque du Moyen-âge, je me désintéresse légèrement du cours. Je ne suis plus dans mon élément, mais je connais tout de même assez bien le sujet. Je laisse cependant le soin aux autres personnes de la salle, de répondre aux questions posées par le professeur. Je remarque avec amusement que les personnes venant de l’école publique située à l’autre bout de la ville, ne participent pas énormément au cours. Je baisse les yeux sur mes doigts et regarde mes ongles. J’y ai dessiné un damier rouge et blanc sur chaque ongle. Je l’ai plutôt bien fait pour une fois. « Est-ce que tu as un stylo à me prêter ? » Je me retourne vers la personne qui m’a parlé. Un garçon me regarde, penché vers moi. Il est installé à la table d’à côté. Je le regarde de la tête aux pieds. Je ne le reconnais pas, il ne doit pas être d’ici. Il vient de l’école publique. Je ne peux pas me permettre de lui parler plus longtemps, cela ferait un toc dans mon parcourt de popularité. Je décide donc de le reclaquer rapidement, tant s si ça fait mal. « Désolée mais je n'écris qu'avec des crayons plûmes qui valent plus chère que la voiture de ta mère ! »

Mais qui est ce garçon qui n’arrête pas de me regarder. A une soirée comme celle-ci, tu ne passes pas deux heures à regarder quelqu'un sans venir l’aborder ! Je commence à fulminer. Je déteste que l’on me regarde comme ça, avec une telle insistance. On dirait qu’il me connaît, pourtant, son visage ne me dit rien. A si, il a peut-être un petit quelque chose qui me rappelle quelqu'un. A moins que ce ne soit ses beaux yeux bleus qui me font cet effet ? Je n’en sais rien et ne préfère pas le savoir. Je ne vais pas aller lui demander pourquoi il me regarde ainsi, ce serait lui faire avoir une victoire personnelle. A la place, je me mets à chercher Tess dans la foule. J’ai envie de danser avec mon amie, quand bien même elle est en fauteuil roulant.