Le téléphone sonnait sans cesse. Avec lourdeur, ses yeux rougis s'ouvrirent sur la pièce chaotique. Les rayons de lumières transpercèrent ses opales électriques, agressant sa vision de mille couleurs trop éclatantes. Les images étaient floues, remuaient et dansaient devant lui d'une étrange façon qui lui donnait la nausée. Coeur au bord des lèvres, il se laissa glisser sur le sol avec fracas avant de ramper vers le cellulaire qui bourdonnait contre ses tympans, accentuant sa migraine. Ses doigts saisirent l'objet de satan qui l'avait sorti de ses rêves et il analysa le numéro affiché sur l'écran lumineux. Un grognement s'échappa de ses lèvres tandis qu'il appuyait sur le bouton vert et collait l'engin contre son oreille. « Ha... allô. ? » Un soupir las retentit à l'autre bout du fil. Earl arqua un sourcil tout en massant ses tempes douloureuses. Un marmonnement quasi inaudible s'ensuivit. « Papa. ? » Un silence s'installa quelques secondes. Le jeune homme entendait le souffle rauque de son paternel buter contre le téléphone et il retint à son tour un soupir. Il savait pourquoi Daniel Jayson Sauzay l'appelait de si bon matin ; et honnêtement, il n'avait pas la foi d'en parler dans l'immédiat. « Earl, il serait bon que nous parlions de... de ce que tu aurais pu apercevoir - ou ce que tu crois avoir vu, parce que je t'assure que tu te trompes. Tu sais il ne se... » Earl s’éclaircit la gorge bruyamment, coupant court aux bavardages maladroits de son père. Il secoua la tête, grimaçant des images qui remontaient dans son esprit, terriblement nettes ; les seuls souvenirs encore précis de la soirée passée. Les seuls souvenirs qu'il aurait préféré gommer, effacer de sa mémoire à jamais ; elles semblaient pourtant s'être accrochées à sa rétine à jamais. « Tu mens comme tu respires... » arriva-t-il à bafouiller, bouche pâteuse. Daniel Sauzay étouffa tant bien que mal un hoquet aux dires de son fils. Earl tenta vainement d'avaler plusieurs fois sa salive avant de poursuivre. « Je sais ce que j'ai vu. Cesse donc de nier. » Ricanement sourd qui échappa à son contrôle, le faisant trembler de toute part. Il aimait la torture mentale qu'il était en train de faire subir à son géniteur ; la même qu'il avait lui même supporté toute son enfance...

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Nilow Earl Sauzay était le fils unique de la grande famille Sauzay. Femme directrice d'une grande boîte de cosmétiques de luxe au nom de madame, et dont les tests étaient, sans aucun doute, faits sur de pauvres bêtes cobayes sans défenses. Mari avocat connu et reconnu pour ne jamais rater ses procès, selon les rumeurs de bas-quartiers. Nom affiché sur les tabloïds de la ville où l'on vantait la richesse et le bon coeur du couple. La naissance du petit Earl avait ainsi été également cité dans les journaux du coin ; il était attendu comme l'héritier de l'empire qu'avait fondé sa mère et du prestige de son père réunis.

On dit souvent que ceux qui naissent avec une cuillère en argent dans la bouche ne manquent de rien. Entre autres, Earl a toujours vécu avec, non pas un couvert en argent entre les lèvres, mais plutôt avec un couvert en or et platine cerné de diamants. Il avait donc accès à tout ce dont il rêvait, des jouets les plus beaux et les plus chers, aux vêtements de grandes marques et naturellement, au compte épargne blindé en héritage. Alors que demander de plus me direz-vous. ? Hé bien la seule chose que le garçon n'a pas connu - sans doute parce que celle-ci est considéré sans valeur estimable et que, ce qui n'est pas cher aux yeux des Sauzay, ne vaut pas la peine d'y goûter - est l'amour d'une famille.

Elevé par une nourrice bienveillante pendant que papa-maman s'occupaient de ramener l'oseille au foyer et de combler les désirs superficiels de leur fils, celui-ci souffrit énormément de l'absence quasi permanente de ses parents. Il n'en parla point. On ne s'étendait pas sur les émotions au sein de la famille Sauzay ; les sentiments étaient considérés comme inutiles, surtout dans le cadre du business. Le business ; le mot qui restait pendu à chaque bouche. Il n'était question que de travail, d'argent, de réputation. Il était évidemment hors de question de bafouer l'honneur et la popularité du nom. Alors il était de mise de travailler d'arrache-pied, d'en oublier les valeurs familiales, dans le seul but d'être connu et richissime.

L'absence, cette impression d'être mal-aimé, rejeté par ses géniteurs, firent de Earl un garçon distant et renfermé. Lorsqu'il fut envoyé dans une école privée - à la hauteur de son nom vous auraient dit les Sauzay - il se créa une bulle de protection que personne ne parvint à crever. Aux yeux des autres enfants, il était étrange, différent. On le croyait fier, solitaire et arrogant à cause de ses origines ; il n'en était point. Cette exclusion s'en ressentit sur ses résultats. Earl n'était pas le bon enfant dont rêvaient monsieur et madame Sauzay, n'était pas ce surdoué vif d'esprit, aimé de tous, qu'ils imaginaient. Il n'était pas à leur image. Déçus, ils s'en occupèrent d'autant moins qu'avant.

Cette ignorance nouvelle de la part de ses parents entraînèrent un changement de comportement de la part de Earl lorsqu'il fit son entrée au collège. Passant d'un enfant réservé à quelqu'un de plutôt expansif et complètement déganté, il attira l'attention de plusieurs mauvaises fréquentations qui le firent tomber dans les expériences de jeunesses. Le désintérêt total des Sauzay lui permettait d'agir à sa guise tout en profitant des fonds de la famille. Alcool, drogue, sexe, violence, délinquance... L'addiction s'ensuivit. Confronté aux flics, aux arrestations, aux jugements, aux rumeurs. Le jeune Sauzay se sentait vivre enfin. Et toutes ses frasques attiraient sensiblement l'attention de ses parents qui s'inquiétaient désormais de leur image de marque en chute due aux nouveaux gros titres de la presses qui débattaient des actes du garçon...

Examens obtenus de justesse, notes catastrophiques, frasques de plus en plus impressionnantes, Earl se laissa couler dans la délinquance avec ses nouvelles connaissances, au grand dam de ses parents. La sortie du lycée fut un grand moment de trouble pour le garçon, que ne supportait pas l'idée de s'engager dans de grandes études. Il fut envoyé quelques mois à l'université de lettres de Dartmouth grâce aux fonds de papa-maman mais il fini par abandonner, sans pour autant prévenir ses parents. Il continue de feindre d'y étudier pour que ceux-ci lui envoient mensuellement de l'argent qu'il utilise pour payer ses consommations colossales. En outre, il est rentré à Boston où il tente de se faire discret et vit dans un grand appartement en centre-ville.

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Il secoua la tête pour revenir à l'instant présent tandis que son père respirait péniblement. « Earl... Tu n'es pas dans ton état normal n'est-ce pas. ? Tu continues à prendre ces... choses qui te rendent différents. Tu crois avoir vu quelque chose mais c'est faux pas vrai. ? Tu es un bon garçon Earl, un bon garçon. » Un sourire balafra son visage fatigué et cerné. Cet homme le dégoûtait. Comme osait-il venir lui jurer pareilles paroles alors qu'il se laissait aller, hier encore, aux baisers sulfureux et langoureux qu'une jeune femme qui n'était pas sa véritable femme. ? Amusant. « Non je ne dirais rien Papa. Je garde ça au chaud pour les grandes occasions vois-tu. Les tabloïds sont très... friands de ce genre de ragots croustillants, surtout si on peut caser le mot Sauzay et infidélité sur la même couverture. » Il ricana grassement à l'entente du gémissement étouffé de son père. « Tu n'as pas à t'en faire. Pour l'instant du moins... continues à faire croire à Maman qu'elle est la femme de ta vie et que tu n'aimes qu'elle ; elle adore ça, qu'on l'aime. » Earl marqua une pause, laissant le venin de ses paroles agir sur le palpitant de son vieux paternel. Se sentait-il soudainement vide et rejeté par son propre fils. ? Ressentait-il cette souffrance d'être aussi méprisé. ? Son sourire s'accentua, malsain. « Tiens, tant que je t'ai au bout du fils, il faudrait que tu m'envoies rapidement la caution pour l'université. » En même temps qu'il parlait, il ouvrit son portefeuille pour en jauger les fonds restants ; plutôt maigres ce mois-ci. « Ce mois-ci il me faut trois cents balles de plus, pour un stage... En liquide. » Il referma son portefeuille d'un claquement sec et se prépara à mettre fin à la communication. « Oui je... Très bien. Je t'envoie un virement cet après-midi. » Earl secoua la tête de haut en bas, bien que Daniel ne puisse voir son mouvement. « N'en parle pas à ta mère. De ce que tu sais... » Le jeune homme réfléchi un instant avec de soupirer mollement. « Tu verras bien... » dit-il simplement avant de raccrocher sans réclamer son dû. Qu'il était bon de faire souffrir comme on avait souffert autrefois...