Je décroche le téléphone de chez moi et aussitôt, la voix d’une jeune femme me parvient à partir de l’appareil. Un sondage, comme toujours. Je ne prends même pas la peine de dire à la bonne femme que je ne suis pas intéressée par ses questions à la con, que je raccroche le téléphone. Comme ça. A son nez. Cela peut paraître grandement impoli, mais je m’en fiche. On ne dérange pas les gens comme ça, un dimanche matin, juste pour le plaisir de leur faire chier avec des questions à deux balles. Doucement, je m’étire. J’entends mon dos craqué avec la pression. L’horloge du salon me dicte qu’il n’est que cinq heures du matin et pourtant, je sais qu’il ne me servira à rien d’aller me recoucher, que je ne parviendrais pas à m’endormir. Pourtant, j’ai besoin de sommeil. C’est précieux le sommeil. Entre ma fête d’hier soir et le stage que je commence demain, je me vois mal rester debout à cette heure-ci. Pourtant, je préfère m’habiller rapidement et enfiler un manteau que de retourner dans mon lit bien douillet, et tellement plus confortable que le trottoir en béton, qui donne mal aux pieds à la longue. Je m’approche de la table de la cuisine et commence à rédiger un mot très bref à l’attention de ma mère, dire qu’elle sache un peu pourquoi je ne suis pas là, si jamais elle se lève tôt. « Impossible de dormir. Je vais faire un tour. Je reviens. Bisous. » Je laisse le mot, là, comme ça, sur une grande feuille de papier blanche. Le stylo est à côté. C’est comme dans le film, et du coup, cela me donne envie de rire. Ma vie est loin d’être là même qu’une héroïne de cinéma. Pourtant, je ne rigole pas et me contente de sourire, avant de passer la porte. Dehors, une légère pluie tombe. Elle fouette mes épaules. Mais au bout de dix minutes de marche, elle n’est plus présente, me laisse seule avec le vent qui s’amuse avec mes cheveux. Je marche à l’aveuglette dans les rues de Boston, je ne sais pas vraiment où je vais. Mais j’y vais. Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, je me retrouve assise sur un banc du Boston Common. De l’autre côté de la partie du parc où j’ai fait ma plus récente connerie. Je ne sais pas comment je suis arrivé là, mais j’y suis. Je regarde distraitement ma montre. Cinq heures quarante. Personne. Normal me direz vous. En plus on est dimanche, tout le monde dors à cette heure là. Je regarde longuement le parc silencieux autour de moi. Puis, faisant coulisser mon sac à main à côté de moi, je me saisis de mon paquet de cigarettes et en allume une à l’aide de mon briquet avant de sortir mon carnet de croquis et un crayon 2B. Je me mets à dessiner le monde qui m’entoure. Seule avec mon monde, qu’est-ce que j’aime ça.

Zeldis

La mine du crayon posée sur le papier, je laisse ma main se balader. Elle vagabonde, fait des bonds, reviens en arrière, prends un nouveau chemin. Peu à peu le dessin prend forme. Comme ça, simplement. On peut même croire qu’il a toujours été là, tellement il paraît naturel. Il se fond parfaitement avec le paysage. Normal, il est en la reproduction parfaite. Presque parfaite. Car même la photo ne peut pas rendre la totalité de l’éclat de l’âme que l’on a en face de soit et que je suis sûre que ce n’est pas un dessin qui le fera à sa place. Je continue à laisser mon crayon courir sur le papier. Oh le connard, il fait plus de sport que moi ! Je lève un sourcil, continue. Il manque de la vie à ce dessin. Un point d’encrage pour les yeux, quelque chose à quoi se raccrocher pour ne pas se perdre dans la multitude des feuilles. Je lève les yeux, regarde autour de moi. Des feuilles. Partout. Un labyrinthe de feuilles, vraiment. Toutes plus vertes les unes que les autres. Moue insatisfaite. Il est temps de tricher un peu. Ce ne sera pas réellement un mensonge, juste une prévision non-dit de ce qui se passera assurément dans la journée. Je me penche de nouveau sur mon sac et y déniche une gomme. Je commence à effacer les traits, puis je recommence à dessiner le paysage. Tranquillement, assurément. On peut presque croire que mon crayon fait ça tout seul, qu’il a une âme qui lui dicte quel chemin prendre. Sauf qu’il n’en a pas. Peu à peu, un corps apparaît entre les feuillages, puis un visage. Silhouette. Je m’arrête de dessiner, plisse un peu les yeux. Pour un peu, je peux la voir bouger. Elle prend vie et monte à cet arbre. Elle se prend pour Wendy dans Peter-Pan, elle veut apprendre à voler. Je tire sur ma clope, reprend mon crayon et ajoute les derniers détails. Puis je pause tout ; la gomme, le crayon. Et je contemple mon travail. Pas trop mal, ça peut encore aller. Mais cela ne vaut pas certains travaux que j’ai déjà fourni. Mécontentement ? Non, juste une légère insatisfaction personnelle. Cela ne va pas durer de toute façon. « Joli ! » Surprise. Battement de cœur raté. Haut le cœur. Sursotement. Ma clope tombe, comme-ci elle cherchait à s’enfuir depuis longtemps, à partir loin de moi. Et puis elle fini sa course, sur ma main, comme ça. Ses ailes se sont consumées trop vite et elle n’a pas fait un long voyage. Mais elle a pas goûté au moins quelques instants à cet instant de liberté que tout homme – et tout chose – recherche. Ouch. Cela fait mal. Je pousse un grognement tandis que j’envoie ma clope loin de moi, d’un mouvement vif de la main. Je contemple la brûlure. Ronde, parfaitement ronde. Parfaite. Mais putain, qu’est-ce que ça peut faire mal ! Je sers les dents, me retiens de hurler. Je secoue ma main, comme-ci cela peut bien servir à quelque chose. Quoi que j’en pense, ce réflexe parfaitement humain me soulage. Le vent que je crée ainsi calme peu à peu la brûlure. J’arrête de bouger, de toute façon, que je m’agite ou pas, la morsure du feu mettra le temps qu’elle voudra pour arrêter de me torturer. Je tourne la tête vers la source de la voix féminine qui vient de s’adresser à moi. Effet de surprise. A-t-elle fait exprès de venir me voir ou bien ne se rendait-elle pas compte de la personne à qui elle parlait ? « Madame Baudelaire ? » Ma voix monte dans les aigus, prend un ton interrogatif.

La brulure sur ma main me lance comme pas possible. Je parviens tout de même à lever les yeux vers la femme qui vient de me parler. Mes yeux s’écarquillent tandis que je me rends compte à qui j’ai à faire. Ma maitresse de stage ? Carrément. Je n’en suis pas certaine, après tout, je ne l’ai vu qu’à une seule reprise. Alors, je lui pose la question, en l’appelant par son nom de famille. Pas parce que j’essaye d’instaurer une certaine distance entre elle et moi, mais juste parce que je la respecte. A vrai dire, j’aime beaucoup ce qu’elle fait. Pourtant, vu la tête qu’elle fait, ma remarque à l’air de lui déplaire. Je baisse les yeux et mon regard tombe sur mon bloc à dessin. Merde ! Elle risque de voir cette mocheté. Je me dépêche de remballer le tout dans mon sac. « Oh, bien, appelle-moi Janice, tu sais. On a quoi, deux ans de différence ? » Je relève la tête, lui adresse un regard reconnaissant. C’est alors que je me rends compte que je suis assise et elle debout. Je me dépêche de poser mon sac à terre et me lève d’un bond. Je ne veux pas paraître impolie. Après tout, à partir de demain, ce sont de longues journées que nous allons apprendre à passer ensemble. Alors, autant ne pas se fâcher à la première rencontre. D’un petit signe de la main, je lui indique le banc en lui adressant un sourire encourageant. Je sais que cette fille a quelque chose de bizarre, c’est une rumeur qui court dans la ville. A ce qu’il parait, elle déteste rester seule. J’espère que le fait de devenir artiste ne m’apportera pas les mêmes symptômes de vie sociale. « Janice. Okay. Pas de problèmes. » Je lève un sourcil pour moi-même. Il faut que j’apprenne à employer son prénom et non plus son nom de famille. Ouch. Cela va être dur. Je pose mon regard sur ma main, passe mes doigts sur le pourtour de la brulure. Picotements. Je relève mes yeux vers la jeune femme, lui adresse toujours un grand sourire. « Vous… Tu veux t’asseoir ? » Mince, j’ai failli me louper. Deux ans de différence, c’est ça ? J’ai plus de différence d’âge avec certains potes, et pourtant, je n’ai pas autant de mal à les tutoyer. Peut-être parce que je ne les respecte pas comme je le devrais ? Impossible. Ce sont des amis qui comptent vraiment pour moi. Mais comptent-ils vraiment tant que ça à mes yeux ? J’en doute. La seule personne à qui je pense sans arrêt, c’est Tess. Même Sharly n’est pas parvenu à la remplacer dans mon esprit. « Tu as du talent. On a pas le même style, ça c'est sûr, mais tu as du talent. » Je rougis un peu. Je suis flattée par le commentaire de ma maitresse de stage, c’est certain. C’est la première fois que je reçois un compliment de la part d’une personne que j’admire vraiment. Cela me touche. Je suis sûre que je vais garder cette phrase en mémoire et que je vais en rêver cette nuit. Je suis aux anges. Pour la première fois de ma vie, je respecte totalement quelqu’un qui n’a pas d’argent. Même Sharly n’a pas eu le droit à ce traitement de faveur. Peut-être est-ce parce que cette fille sens la débrouille ? Sûrement. En plus, sa maladie m’attendrie. C’est chou d’avoir besoin des autres pour survivre. Enfin, c’est chou de le voir, peut-être moins de lui vivre. Surtout qu’elle habite seule. J’aimerais bien savoir pourquoi elle est comme ça. « Que fais-tu debout à cette heure-ci ? » Je tourne la tête, souris aux arbres en face de moi. Bonne question. Je ne suis pas certaine de pouvoir parvenir à y répondre. Après tout, qui peut prétendre savoir d’où lui viennent précisément ses insomnies quand il n’y a aucun évènement précis dans votre vie qui peut les justifier ? Personne. J’en suis certaine. « Je ne sais pas vraiment. Le stress sans doute. La peur de ce qui m’attend dans ma vie future. Savoir si tu me jugeras à la hauteur de me lancer dans la carrière que je souhaite emprunter. » Je décroche mon regard du feuillage, le reporte sur Janice. Voilà, son nom c’est infiltré en moi comme une évidence. Je sais que même si j’essayais de toutes mes forces, je serais incapable de l’oublier. Parce qu’il me tient à cœur de le retenir. Je sens que cette rencontre improvisée à cette heure matinale, est un coup de pouce du destin. Un peu comme une leçon de vie improvisée. « Pourquoi tu m'as choisie moi ? Je veux dire, y a pleins d'autres artistes à Boston. Moi, je vends quelques malheureuses toiles. On décrit ma peinture comme torturée. Pourquoi moi ? Pas que je ne veuille pas de toi, petite. » Petite ? Foutage de gueule. Qui est-ce qui vient de me faire remarquer que nous ne possédons que deux ans de différence ? Je ne relève pas. Mon visage prend un air soucieux. Je réfléchis alors que je n’en ai pas besoin. Je sais que je n’en ai pas besoin. Il y a tellement d’artistes dans le coin et pourtant Janice est la seule que j’ai été voir pour une demande de stage. Je n’avais pas d’autre alternative si elle refusait, je ne voulais qu’elle. Mon visage affiche maintenant un air confiant. « Parce que j’ai tout de suite su que tu étais la seule à la hauteur. » Sourire. Léger éclat dans le regard. Complicité non feinte.

Spoiler:

Elle me regarde et me sourit gentiment. Un peu comme-ci elle cherche à me réconforter alors que je ne suis pas triste. Je sais que je ne m’embarque pas forcément dans le métier le plus facile qui soit et je l’assume fort bien. Je n’aime pas la facilité et ne l’ai jamais apprécié. On peut dire ce qu’on veut, mais je n’ai pas choisi de naître dans un couple de bourge non plus, même si cela m’arrange bien la plupart du temps. Si mes parents avaient été pauvres, je l’aurais été aussi et j’aurais été différente mentalement parlant. Mais ce n’est pas le cas. « Tu sais, je ne suis pas là pour te juger non plus. Tout ce qu'on peut te dire peut te servir. Mais ça ne définira pas qui tu vas devenir ou même qui tu es. Je pourrais te dire d'arrêter là, de te porter sur quelque chose d'autre. Simplement par peur de la concurrence. Mais ce qui compte réellement, c'est à quel point tu le veux, à quel point tu vas te battre pour réussir. » Il inspire un bon coup avant de soupirer, donnant ainsi l’impression que cela lui a demandé un effort colossal. D’un coup, j’ai peur de lui avoir fait mal, de l’avoir briser de l’intérieur. Après tout, il paraît qu’elle n’est pas très stable mentalement et je ne sais pas réellement jusqu’où je peux aller avant que tout ne s’écroule. Je n’ai pas trop envie de la pousser maintenant, mon stage n’est même pas encore commencé. J’y tiens à ma maitresse de stage, moi, même si je ne la connais pas encore tout à fait bien. « Tu as toute ta vie pour te tromper. Nous vivons de nos erreurs. Et je suis convaincue que les artistes ont quelque chose de spécial. Peut-être naît-on avec. Mais il y a cette volonté. Ne dessine pas pour l'argent ou pour les autres, dessine pour toi, même si ça peut paraître égoïste. Certes, tu essuieras de nombreux échecs. Peut-être même que tu auras plus de chances que moi. Sûrement. » J’ai envie de lui dire que je ne dessinerais jamais pour l’argent, car de toute façon, je n’en ai pas besoin puisque j’en ai déjà autant que je veux. Mais je sens que dire ça ne me mettrait pas forcément en très bons termes avec ma maitresse de stage Enfin, on va devoir se supporter mutuellement pendant pas mal de temps, non ? Alors autant éviter de se froisser alors que le stage n’a même pas encore commencé. C’est alors que sort d’entre mes lèvres la phrase la plus idiote que j’ai jamais prononcé. « La chance n’existe pas. » Je me stoppe avant de me retourner vers Janice. J’ai adopté un ton assez froid qui ne me ressemble pas vraiment. Je crois que ma haine des pauvres est remontée plus rapidement que je ne le pensais. Sans même que je ne m’en rende compte. Je scrute un instant son visage, de peur de l’avoir heurter. Je ne veux pas risquer de l’anéantir. Je ne suis pas diabolique au point de détruire quelqu’un de l’intérieur, comme une salope. « Enfin, je veux dire, je n’y crois pas. Nous sommes les seuls responsables de ce qui nous arrive. Tout ça est en fonction de nos actes passés. C’est comme le dessin, ce n’est pas un don mais quelque chose qui se travaille. » Je déglutis, j’espère ne pas l’avoir blesser en parlant d’un ton aussi méchant. Je ne voulais pas, n’ai pas fait exprès. Je me mords la lèvre inférieure, attendant la suite. Elle tarde à venir, alors je lève de nouveau les yeux vers Janice. Elle me fixe d’un air indescriptible. « Ton entourage, ta famille et tout ... Ils pensent quoi de ton projet ? » Mon visage se décompose aussitôt. Ce n’est pas le genre de question à laquelle je m’attendais. A vrai dire, je ne m’attendais pas du tout à recevoir une question de sa part. Pas aujourd’hui du moins. Je ne sais pas quoi répondre du tout. Enfin, si, je sais. Mais je n’aime déjà pas la réponse que je vais faire. « Bah disons que ma mère est en dépression assez profonde depuis que mon père est mort et que du coup elle ne dit rien. Et que mes potes disent que je vais rater ma vie. » Je me mords de nouveau la lèvre inférieure. Non, pas apprécier du tout même.